L’île des Vanités – version vivarium
Ils étaient cinq hommes, une femme-mère et un chien, formant le Vivarium Studio autour du metteur en scène Philippe Quesne. Pour leur cinquième opus, ils accueillent une nouvelle demoiselle, et choisissent le titre de « Big Bang ». Un monde nouveau s’ouvre alors à eux; il a la forme d’une AX renversée blanche sur fond blanc, d’une sorte d’île et d’un quasi-naufrage.
in vivo
Le Vivarium Studio pratique une forme toute à fait nouvelle de théâtre scientifique empirique et expérimental avec une dimension d’intoxication volontaire: tester sur soi ce que l’on propose aux autres. Le titre du spectacle tient lieu d’hypothèse, la scène de table de travail. L’ensemble est léger et tient dans un camion, éclairage compris – essentiellement deux grands projecteurs sur pied, qu’on allume au gré des expériences entreprises. Le théâtre naît de cette mise en situation, en observation: que se passe-t-il lorsque celui-ci se retrouve là, ou celui-là tente ceci? C’est-à-dire que le théâtre devient le lieu où l’on voit ce que l’on fait, et non ce qui n’est pas là. « Big Bang » pousse au plus loin cette logique.
Depuis « La Démangeaison des Ailes », opus 1 du groupe, la formule est aussi simple que riche de possibles: faire plutôt que démontrer. Si par exemple voler, sujet de ce premier spectacle, ne sera jamais possible sur scène – voler « vraiment » – le théâtre est a contrario le lieu où avoir des ailes est une idée possible. Ainsi, plutôt que de donner l’illusion d’un vol angélique, partageons cette idée possible, qui est plus qu’un rêve et moins qu’un délire; voyons ce qu’est quelqu’un avec l’idée de voler, plutôt que d’ausculter les tenants et les aboutissants de la forme abstraite et commune des décollages. Le théâtre est alors la pensée commune (dans le double sens d’ordinaire et de partagé par un groupe, « en commun ») de quelque chose qui ne se réalise pas mais dont l’évocation a « quelque chose de spécial » – là étant la question.
Ce que l’on regarde alors, ce n’est pas une grande idée abstraite derrière le geste de quelqu’un (le vol, les ailes, les anges etc.), mais celui-ci ou celui-là, un individu singulier, et ses façons à lui. Un peu comme dans « L’effet de Serge » (opus3), spectacle dans lequel Serge prépare des mini-show pour ses invités du dimanche, boite polystyrène sur voiture radio-commandée ou bougie pétillante pour prélude wagnérien: les idées de Serge comptent peu, elles s’annulent toutes seules; reste Serge, ce Gatean Vourc’h-là, sa bonhommie, sa modestie, sa légèreté à lui, sa capacité très singulière à faire partager du temps, et une certaine forme tout à fait spécifique d’émerveillement tendre, offerte en partage à ceux qui le veulent bien. C’était la grande joie des tentatives du Vivarium Studio: il n’y a pas d’idée supérieure à une autre, rien qui puisse présider aux destinées des êtres, mais chaque chose entreprise ne peut l’être que de façon unique par chacun et vaudra par le lien d’affection, d’attirance ou de complicité précaire que cela engagera – entre ceux qui sont en scène d’abord, avec ceux qui regardent et se prêtent au jeu ensuite – expérience collective in vivo. Un anti-Falk Richter: là où l’auteur allemand s’entraine dans sa propre complaisance, Quesne et ses amis jouent l’ironie contre le nihilisme, l’ordinaire contre le démonstratif.
Sur ces scènes on bricole: on s’invente des moyens, avec trois bouts de ficelle, une ampoule, un costume de cosmonaute, un sac de neige artificielle et un chien, de voler, d’épater ses amis, de se faire un petit parc d’attraction maison. Bricoler, c’est ramener le monde à sa mesure, comme l’enfant et sa poupée: c’est se donner les moyens de le manipuler, de le faire à sa façon. Ainsi on s’invente un confort qui tient avant tout au temps partagé. Au fond, c’est toute la magie de ce « Mage » estival décrit par Cadiot: je prends une image ou un objet et j’invente le monde qui va avec, je plonge dedans. Mais chez Lagarde, d’une part cela tient du discours, voire du mot d’ordre, voilà ce qu’il faut, regarder comme je le fais bien, et d’autre part cela cherche la dissolution, l’abandon à autre que soi, vertige de la vrille; chez Quesne, on s’invente un monde à la condition du partage, on constitue des espaces à la condition de l’interaction, le vertige est celui de l’émerveillement devant le monde qui se constitue de propositions multiples et disparates, il est la condition commune, le pacte théâtral en quelque sorte.
La Vanité, un genre renouvelé
« La Mélancolie des Dragons » (opus4) avait surpris son monde: ainsi une formule-dispositif pour théâtres expérimentaux et marginaux pouvait donner de grands spectacles – et il y avait même quelque chose d’apaisant dans cette ironie envers le monde de l’art, envers soi-même, à travers ce parc d’attraction en kit un peu minable, tellement à l’image de la culture, son entregent à quelques uns, son enthousiasme pour soi-même, sa marginalité aussi. On jouissait deux fois: des effets qu’on s’autorisait pour une fois – une voiture en scène, de la neige, de mystérieuses formes grandes, oblongues, noires, en plastique et gonflées au ventilateur « en live »… et de l’ironie immédiate pour ce même plaisir, tout ça était si simple, si gentillet, si drôle finalement, une vraie bouffée d’air. Comme par surprise, tout le monde pouvait s’y retrouver, les pro et les anti, les brechtiens et les performers, il y avait du signe et de l’énigme, du jeu et du banal – tout et son contraire, et l’ironie en sus.
« Big Bang » reprend le même principe d’un titre effeuillé, détaillé dans ses possibles: le point d’origine du monde, le BANG de la voiture qui fonce dans l’arbre en BD etc. On démarre d’un grand espace blanc, version basique du vide, et on avance petit à petit en passant par la lecture de BD, les lymphocytes sommaires en peluche tout droit sortis de B#03 de Castelluci, on croise une voiture renversée, autre version du Bang, etc. Les thèmes sont passés en revue dans leur mode simple, minimum nécessaire. Mais peu à peu il apparaît que quelque chose est changé radicalement depuis la toute première image (une table chargée de livres et de disques) au risque de faire un spectacle bien différent des précédents et de défaire la formule-mythe Quesne à naître, celle d’une ironie gentille pour monde culturel fatigué.
Dans les spectacles précédents, le titre comme les situations qui en découlaient faisaient spectacle: on se montrait expérimentant l’idée d’avoir des ailes, d’épater ses amis, de se construire un parc d’attraction pour collègues de passage, et c’était en soi théâtral, c’était un problème de voir et de montrer, de faire et d’imaginer « pour de faux ». Ici ce n’est plus le cas, au contraire. Effeuiller le Big Bang éloigne de toute forme spectaculaire au sens de ce qui se donnerait à voir, et même au contraire isole, ou plutôt rassemble, dans une expérience qui dépasse un simple problème de regard.
Les premiers spectacles avaient la forme d’une vanité du théâtre: rappelles-toi de l’illusion, jouis-en sans t’y abandonner. « Big Bang » ouvre le champ, vanité du temps humain, version memento mori: prends plaisir de ce qui vient puisque cet espace, ce temps, ces présences, ces amis et toi-même ne dureront pas plus longtemps. La question théâtrale est comme dépassée, ou plutôt, de thématique elle devient modalité, régime d’exploration. Jeu et illusion étaient les matières premières éprouvées par le groupe et le spectacle lui-même; ils sont à présent des outils pour une entreprise plus large qui engage chacun, quelque chose qui renvoie à l’habitation, au temps et aux espaces partagés. « Big Bang » le titre donne finalement autant une sorte de matière première que la forme même du spectacle: un point anodin, concentré de matières, cette table dans un espace vide, explose petit à petit en milles particules qui vont cohabiter ensemble au gré des circonstances et des accidents, devenant un flot rhyzomatique que rien d’autre ne détermine que les rencontres fortuites ou volontaires. Rien ne détermine l’ensemble, tout participe à son déploiement, et bientôt ce sont plusieurs univers qui cohabitent sur scène, chacun lié à l’autre de façon incongrue, mais l’ensemble tenant comme en équilibre autour de cette petite troupe toute à son affaire. On se regarde, on se dessine, on imagine comme faire mieux ou autrement, hésitant entre vraisemblance (comment on fait pour faire croire qu’on nage dans 3 cm d’eau?) et bonne idée (Ah non s’il y a trois cosmonautes dans l’image c’est mieux que tu te mettes là).
Challenger 1, 2 et 3 places
Est-il besoin de déconstruire les images? Sur scène s’empilent des bateaux gonflables bon marché, dénommés Challenger 1, 2 ou 3 selon la taille. Challenger, le canot, donc, la fusée explosée – conquête spatiale rendue spectaculaire à ses dépends – et, allez, Quesne en challenger des grands festivals internationaux. Mais le canot, qui finit empilé en nombre, est bien la barque fragile de la création, version Noé ou Géricault, et cette île artificielle vaut autant pour les découvertes au large que comme lieu partagé à quelques uns qui se sont choisi. Décidément beau temps pour Robinson.
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